Cendrillon à Sciences po (Frontpopulaire.fr, 12 décembre 2023)

-

Les déboires de Valérie, cette professeur de danse, sanctionnée par la direction de Sciences Po Paris pour ne pas avoir accepté de substituer les termes « leader » et «  follower » aux mots désormais bannis de « homme » et « femme » illustrent particulièrement bien l’impasse du wokisme.

Les couples infernaux sont en piste : masculin/féminin, conservatisme/progressisme, dominant/dominé. Valérie, prénom ambivalent, masculin/féminin, mais aussi Valérie comme valeur, mesure, comparaison… La distinction masculin/féminin a-t-elle encore une légitimité ? On sait depuis Aristote (La Politique) que les distinctions entre les êtres doivent être fondées sur un critère pertinent du point de vue social et qu’il peut s’avérer tout à fait injuste de traiter à l’identique des personnes placées dans des situations différentes. C’est la question centrale du rapport entre identité individuelle et norme sociale qui est en jeu. Jusqu’où la société a-t-elle le droit de dire qui je suis ? Jusqu’où puis-je exiger du groupe qu’il prenne en compte qui je suis ou qui je crois être ? C’est donc le drame de l’affrontement entre expérience intime de soi et regard social.

On entend ici par wokisme l’attitude idéologique consistant à refuser la distinction homme/femme, la jugeant discriminatoire et non respectueuse du ressenti de certaines personnes. Plus généralement, le progressisme dénonce les situations d’oppression des diverses minorités par la majorité, et la complicité du système culturel dominant, notamment juridique. Le wokisme prend donc à juste titre les mots très au sérieux. Il leur reconnaît un pouvoir éminemment politique. D’où une action qui s’exprime sous forme d’une réécriture de l’Histoire et des histoires.

La fable de Cendrillon illustre à merveille la mésaventure de Valérie à Sciences Po. Comme tous les mythes et légendes elle offre une représentation de l’imaginaire collectif riche d’enseignements. Cendrillon est une jeune et belle orpheline maltraitée par sa belle-mère et ses demi-sœurs Javotte et Anastasie. Elle réussit par l’entremise d’une bonne fée à se procurer une robe pour se rendre au bal donné par un prince beau et riche. Ils dansent ensemble, et celui-ci tombe éperdument amoureux d’elle. Mais aux douze coups de minuit, le charme se rompt et Cendrillon doit s’enfuir. Le prince réussi à la retrouver grâce à son soulier de vair. Comme nous le savons, ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. Dans ce conte, il est question d’identité, de discrimination, de danse et de libération. En 1982, dans Le Complexe de Cendrillon : les femmes ont secrètement peur de leur indépendance, Colette Dowling avait déjà montré comment l’histoire de Cendrillon renvoie à la propension, particulièrement féminine, à vouloir se conformer au désir de l’autre pour s’en faire aimer. L’histoire de Cendrillon offre plusieurs niveaux de lecture et d’interprétation possibles. Elle s’avère particulièrement riche pour illustrer et comprendre la question de l’identité, de la différence et de la norme.

Les catégories juridiques classiques (homme, femme, ou père et mère) seraient-elles comme les guenilles dont la marâtre de Cendrillon l’affuble ? Et le nouveau vocabulaire woke (follower et leader ou parent 1, parent 2 dans un autre domaine) comme la splendide robe que la bonne fée lui offre pour pouvoir aller au bal, révéler enfin sa  vraie nature et accéder au bonheur ? Les partisans du wokisme le présentent comme un conte de fées alors qu’il s’agit plutôt d’un règlement de comptes.

Ses détracteurs tendent à l’oublier, le wokisme ne vient pas de nulle part. Il est difficile de lutter contre ses dérives sans en comprendre l’origine. Cette idéologie critique les limites des catégories juridiques existantes pour lutter contre les discriminations et n’a pas complètement tort. La règle sociale assigne un rôle préétabli aux individus. Certains peuvent en souffrir, ne pas s’y reconnaître, s’y conformer sans réussir à s’en émanciper.  Qui se réjouit des injustices endurées par Cendrillon, humiliée, maltraitée et dévalorisée ? Tel une bonne fée, le droit peut servir à libérer les individus des rapports de force en créant une égalité de droits. La tradition juridique la plus classique connaît déjà l’ambition progressiste de changer le réel et d’en corriger les imperfections. Les catégories juridiques elles-mêmes n’ont jamais pris en compte tel quel le donné historique, scientifique, sociologique. Le droit n’est pas une chambre d’enregistrement, il opère toujours une reconstruction.

Mais la magie comme le droit ont leurs limites. Après les douze coups de minuit, le carrosse redevient citrouille, les chevaux souris, et Cendrillon une souillon. C’est l’effet couperet de la règle. Elle désigne par définition une frontière ; sans limite, sans distinction, sans séparation, pas de règle. Elle entraîne toujours une frange d’injustice et de rigidité. Le wokisme a donc pour vertu de mettre en lumière la relative incapacité de la règle à améliorer la condition humaine, et à offrir à chacun une reconnaissance totalement juste de ce qu’il est ou croit être. Son vice est sans doute de faire des promesses qu’il ne peut tenir.

Car si le wokisme pose des questions légitimes, les solutions qu’il leur apporte sont souvent absurdes, contre-productives, voire nocives. Le fait de supprimer des catégories fondées sur une certaine part de réalité ne suffit pas à annuler cette réalité. Aucune règle de droit ne permettra à Cendrillon de n’être plus orpheline et à ses demi-sœurs de posséder son cœur pur et sa beauté. Le droit, la règle ne nous permettront jamais de faire l’économie de l’altérité et de la souffrance. La méthode woke est contre-productive car elle consacre les rapports de force en prétendant les dépasser. En voulant lutter contre la classification des élèves selon leur sexe (homme/femme), la direction de Sciences Po a tenté d’imposer des catégories encore plus contestables (follower/leader). Avec une maladresse frappante, elle a substitué une classification fondée sur la volonté de dominer (qui a décidé de se définir comme quelqu’un qui mène la danse ou qui se laisse mener?) à une classification fondée sur le biologique (qui est un homme/une femme?). Par ailleurs, faire de l’exception la règle, autre méthode woke, c’est infliger une violence à qui ne peut s’y conformer. Les méchantes demi-sœurs de Cendrillon en sont pour leurs frais quand dans certaines versions du conte elles voient leurs pieds mutilés pour avoir tenté d’entrer dans la chaussure de Cendrillon, bien trop petite pour elles, afin d’obtenir les faveurs du Prince. Violence aussi quand dans d’autres versions Cendrillon, sortie de sa mauvaise passe, décide de se venger d’elles…

Au fond le wokisme prétend mener la danse alors qu’il en est la négation. Le wokisme n’aime pas la danse, il préfère la marche au pas forcé. Revenons à Cendrillon. Son problème n’est-il pas finalement qu’elle semble condamnée à ne se définir que par rapport au regard de l’autre ? Malheureuse quand elle est humiliée par sa belle-mère, heureuse quand elle est adulée par son prince ? La recherche d’approbation et de validation n’est-elle pas une autre forme de piège à l’échelle individuelle comme collective? Le véritable éveil (le terme anglo-saxon woke signifie « éveillé ») est sans doute de se rendre compte que toute règle à la fois me révèle et me limite. Le soulier est un instrument de mesure, une norme, mais sa taille exacte n’appartient qu’à Cendrillon et permet ainsi au prince de la reconnaître. La construction d’une identité individuelle est une subtile alchimie entre contrainte sociale et liberté individuelle qu’il est de la responsabilité de chacun de construire. C’est une recherche de la juste distance entre soi et les autres, un jeu de découverte et de fuite, d’attirance et de répulsion. Un subtil équilibre entre règles codifiées et libre expression de soi, tout comme la danse. Le prince peut aussi être vu comme la part de soi qui trouve enfin le courage de s’affirmer, d’assumer son propre désir, de se libérer des assignations sociales, pour ne plus subir les humiliations. Le vrai éveil ne consiste-t-il pas à accepter l’imperfection du réel et de la norme, à en comprendre l’utilité sans s’y identifier totalement ? En tous cas, l’humaine difficulté d’être soi ne doit pas conduire à prendre des citrouilles pour des carrosses et des gros sabots pour des sandales de vair.