Violences contre les femmes : dialogue entre avocates franco-italiennes (Focus in, avril 2020)
-Traduction en français d'un dialogue entre Maître Maud Coudrais, Maître Rosa Alba Mollo et Maître Tania Rizzo, paru dans la revue Focus in d'avril 2020.
M. Coudrais - En France, le thème de la lutte contre les violences faites aux femmes est d'une grande actualité. La loi n. 2019-1480 du 28 décembre 2019 a comme objectif d'agir contre la violence domestique. Le 3 décembre 2019, le Parlement a commencé l'examen d'une nouvelle proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales. Des réformes similaires ont été opérées récemment en Italie...
R. A. Mollo - En Italie, en juillet 2019, a été adopté le "Code rouge", nouvelle loi en vigueur depuis le 9 août 2019. Outre l'introduction de nouvelles infractions, il a été créé une obligation d'intervention immédiate des pouvoirs publics en la matière.
T. Rizzo - La réforme, par ailleurs, a allongé les délais pour déposer plainte pour des faits de violence (des 6 mois en vigueur depuis 1996, on est passé à 12 mois), a prévu une nouvelle circonstance aggravante pour le délit d'agression sexuelle sur mineur, a attribué au juge la possibilité de contrôler le respect de l'interdiction d'approcher la victime obligeant le mis en cause au port du bracelet électronique.
M. Coudrais - En France, au cours des 10 dernières années, le législateur a tenté d'endiguer les violences faite aux femmes. Malheureusement, il ne semble pas qu'elles aient diminué pour autant. Selon moi, la relative impuissance de la loi n'est pas due à la carence des outils juridiques, mais à leur absence de mise en oeuvre satisfaisante. J'ai noté trop souvent une inertie injustifiable de l'appareil étatique dans la recherche de la vérité, tant pour les violences faites aux femmes que pour les violences faites aux enfants. Quelles sont selon vous les raisons pour lesquelles le droit semble être aussi impuissant face à ces drames?
T. Rizzo - Voilà, telle est bien la question : avec l'entrée en vigueur du "Code rouge", en Italie, les femmes seront-elles mieux protégées? Malheureusement, d'après les premiers retours que nous avons, il semble que non. Ceci n'est pas dû au manque de règles, mais au manque d'effort et de moyens mis dans les dispositifs de protection et de prévention. Le législateur n'a prévu aucun budget supplémentaire pour la Justice, par exemple pour l'achat de bracelets électroniques. Une fois de plus, tout reste sur le papier. Un autre exemple criant est la fermeture de nombreuses structures d'accueil, surtout dans les grandes villes comme Rome, où les femmes qui avaient dénoncé des faits graves à l'encontre de leur conjoint ou concubin pouvaient se réfugier avec leurs enfants : fermetures pour manque de fonds publics et de volonté politique.
R. A. Mollo - Le droit ne réussit pas à endiguer le phénomène de la violence d'une manière générale, et pas seulement celle subie par les femmes. Dans une société consumériste, on tend à tout considérer comme objet de consommation, les personnes comprises (femmes, enfants, etc.). Dans le langage également, et pas seulement dans celui de la rue (qu'on pense aux hommes politiques), la violence est à l'oeuvre, fruit d'une culture toujours plus pauvre d'espaces de communication et de dialogue où il soit possible de tenir compte des différences. Je pense que beaucoup peut être fait, nonobstant les conquêtes sociales déjà réalisées, pour apprendre à reconnaître l'autre comme sujet de langage et altérité à respecter plutôt qu'à posséder, blesser voire détruire.
Il n'est pas possible (ni même souhaitable) d'éliminer le conflit, mais il convient évidemment d'essayer de le gérer vu la fréquence des passages à l'acte. En tout cas, dans l'exercice de ma profession, j'ai pu constater des actes violents commis également par des femmes.
M. Coudrais - Précisément, ne pensez-vous pas qu'il soit dangereux de présenter d'un côté les hommes comme auteurs de violences et les femmes comme victimes de celle-ci? Dans ma pratique aussi j'ai connu des situations où les femmes pouvaient exprimer de la violence, peut-être davantage de nature psychologique, notamment à travers les mots. Toujours est-il que pour lutter contre la violence, il me semble très important de ne pas renforcer une vision conflictuelle des rapports entre les deux sexes et donc de ne pas utiliser dans la loi de distinction fondées sur le genre.
T. Rizzo - Je partage complètement ce point de vue : nous aurions besoin d'une législation pénale minimaliste, moins particulariste, et donc plus claire et efficace. Selon moi, nombreuses sont les batailles pour l'affirmation des droits des femmes qui ont été gagnées, mais il reste encore beaucoup à faire. Toutefois, le féminisme ne doit pas être vu comme une modalité d'opposition entre les genres, mais comme une valeur ajoutée.
M. Coudrais - De même, il m'apparaît essentiel que l'affirmation des droits des victimes ne porte pas à nier les droits de la défense et la présomption d'innocence. N'oublions jamais l'état de terreur dans lequel nous devrions vivre si la simple dénonciation d'une personne de mauvaise foi suffisait à nous envoyer en prison.
R. A. Mollo - Je suis d'accord avec vous. Les droits de la défense doivent être garantis et il convient de faire preuve de rigueur pour analyser chaque situation au cas par cas.
M. Coudrais - Pour conclure, comment voyez-vous l'avenir?
R. A. Mollo - Je crois que le système pénal italien est capable, à condition de prendre en compte l'aspect rééducation, et pas seulement punition, de trouver les ressources pour affronter l'onde de violence qui secoue notre société à tous les niveaux. Au moins, celle-ci a-t-elle contribué à faire naître des interrogations nouvelles.
T. Rizzo - En Italie, chères consoeurs, la prévention n'est qu'un vain mot! En tout cas, vouloir protéger les femmes sans donner un soutien concret à leur liberté ne sert à rien. Nous faisons face à une culture qui ne reconnaît pas pleinement la parité hommes/femmes. Il y a quelques semaines, l'Institut National de la Statistique (ISTAT), faisait le point sur l'écart impressionnant de rémunération entre hommes et femmes. En Italie, les femmes seront vraiment protégées quand elles seront payées comme les hommes, et quand la paternité et la maternité seront considérés comme des valeurs ajoutées pour la société et non des poids, quand l'autodétermination sexuelle sera un concept tellement évident qu'il sera enseigné à l'école. Les normes qui imposent la parité existent. Il faut travailler sur la culture sociale afin d'éradiquer les inégalités dans la vie quotidienne.
M. Coudrais - La loi est nécessaire, mais ne peut pas se substituer au profond travail de développement personnel qu'implique le fait de se soustraire à la violence, tant comme victime que comme auteur. Mais sur ce chemin, la collectivité peut être une aide, que ce soit l'Etat ou la société civile. Au niveau étatique, le pouvoir législatif doit dire l'interdit, à travers la loi pénale, mais aussi créer des conditions sociales favorables. En effet, la loi peut aussi servir à créer des lieux, des programmes, des conditions économiques qui puissent aider les auteurs et les victimes de violence à développer leur estime de soi, et le capacité à être en relation de manière respectueuse. Le pouvoir judiciaire mais également exécutif devraient mettre à profit cette période de dénonciation de leur carences pour renouveler leurs pratiques en profondeur. Enfin, la société civile devrait multiplier les initiatives telles que les groupes de parole pour auteurs et victimes de violence. En tout état de cause, j'espère que cette libération de la parole des victimes servira à construire de nouvelles occasions de dialogue et à favoriser une prise de conscience.